http://www.michelcollon.info/articles.php?dateaccess=2006-02-16%2008:49:01&log=invites

Le nettoyage ethnique d'Israël

Ed Herman

Comment l'Ouest et la Presse Libre Ont Accepté, Approuvé, et Occulté
l'Interminable Nettoyage Ethnique d'Israël et son Racisme
Institutionnalisé, en Violation de Toutes les Prétendues Valeurs des
Lumières, Sous l'Image Hypocrite d'un Drame Cornélien.

A paraître dans le numéro de mars 2006 de Z Magazine sous le titre :
Le Nettoyage Ethnique Israélien ou « l'Instinct Moral » refoulé.


L'un des clichés les plus vaseux des « intellectuels d'interventions
humanitaires » comme des éditeurs et magnats de la presse, est que les
Droits de l'Homme sont devenus l'une des principales préoccupations de
Etats-Unis et des autres puissances de l'ONU, et l'un des axes majeurs
de leur politique étrangère de ces dernières décennies. Pour David
Rieff, « Dans toutes les grandes capitales européennes, les Droits de
l'Homme se sont imposés comme un principe, non purement rhétorique,
mais opérationnel. » Son collègue Michael Ignatieff, autre zélateur de
l'appel aux armes, assure que nos « instincts moraux », exaltés, ont
renforcé « l'audace d'intervenir aussitôt que massacre et déportation
deviennent une politique gouvernementale. » [David Rieff, "A New Age
of Liberal Imperialism?," World Policy Journal, été 1999. Ignatieff
est cité par Rieff] Cette perspective s'est construite en grande part
sur une relecture de l'expérience de certaines phases du démantèlement
de la Yougoslavie, dans les années 90, où la ligne de propagande
voulait que l'OTAN soit intervenu dans le conflit, tardivement et à
contre cœur mais non sans succès, afin de mettre un terme au nettoyage
ethnique et au génocide perpétrés par les Serbes. L'intervention était
supposée avoir été l'expression profonde de l'humanisme de MM. Blair,
Clinton, Kohl, Schroeder, soutenue et exigée de ces dirigeants par les
journalistes et les grands défenseurs des Droits de l'Homme.

Bon nombre de choses étaient inexactes dans cette version de
l'histoire récente des Balkans, l'une, et non des moindres, étant que
l'intervention de l'OTAN n'avait nullement été tardive – lancée très
tôt, elle avait même été l'une des principales causes du nettoyage
ethnique qui avait suivi, ayant favorisé l'éclatement de la
Yougoslavie sur un mode qui laissait sans protection d'importantes
minorités enclavées dans les républiques nouvellement formées, un
facteur majeur de conflit ethnique. En outre, l'intervention sapait
les accords de paix signés entre ces différents états entre 1992 et
1994, et encourageait les minorités non serbes à solliciter
l'assistance militaire de l'OTAN pour trancher le différend en leur
faveur – ce qui leur fut effectivement accordé. Activement ou
passivement, les puissances de l'OTAN contribuèrent au nettoyage
ethnique le plus systématique de toutes les guerres des Balkans, à
savoir celui des Serbes, dans la province croate de Krajina et dans le
Kosovo occupé par l'OTAN, à partir de juin 1999. [cf. Susan Woodward,
Balkan Tragedy (Brookings: 1995); Diana Johnstone, Fools' Crusade
(Pluto and Monthly Review: 1999); David Owen, Balkan Odyssey (Harcourt
Brace: 1995); Lenard J. Cohen, Serpent in the Bosom: The Rise and Fall
of Slobodan Milosevic (Westview: 2001).]

L'idée que l'intervention de l'OTAN était, de A à Z, fondamentalement
humanitaire pose, bien sûr, d'autres problèmes mais on aurait tort de
négliger l'aspect sélectif de cette présentation des faits et ce qu'il
peut avoir d'intrinsèquement politique. Le silence des
humanitaro-interventionnistes était assourdissant lorsque, dans les
années 90, l'Indonésie accumulait massacres et déportations au Timor
Oriental, que la Turquie exterminait sa minorité kurde, incendiant
village après village, que des milliers de réfugiés fuyaient les
massacres en Colombie et que le Congo [sombrait dans une guerre civile
qui fit près d'un million de morts par an sur cinq ans], en grande
partie du fait de la présence d'envahisseurs Rwandais et Ougandais.
Curieusement, « l'instinct moral » des politiciens humanitaires
semblait s'évanouir dans certains cas – ceux justement où les
bourreaux étaient de bons clients de ces mêmes politiciens, dont ils
recevaient équipements, soutien et encadrement militaire.
Curieusement, « l'instinct moral » des interventionnistes,
intellectuels et journalistes humanitaires peinait à dépasser la
focalisation biaisée de leurs leaders politiques, au point de s'y
retrouver même parfaitement aligné. Cet alignement facilitait bien la
tâche des leaders politiques, qui s'acharnaient d'autant plus
violemment contre les « méchants » officiels, car il détournait
l'attention des exactions que les « méchants » officieux infligeaient
à des victimes (implicitement reconnues) sans intérêt.

Israël, un Cas d'Ecole.

Le cas le plus intéressant, et sans doute le plus flagrant,
d'inhibition de « l'instinct moral », peut être observé vis-à-vis
d'Israël, un pays qui a mené des décennies durant une politique
systématique de spoliation et de nettoyage ethnique des Palestiniens,
en Cisjordanie et à Jérusalem Est notamment, non seulement sans
provoquer de réaction ferme de la part du Monde Libre, mais avec
l'indéfectible soutien des Etats-Unis et des effusions de ferveur et
d'encouragements chez leurs très démocratiques alliés. L'aversion
spontanée des leaders politiques occidentaux et des intellectuels
humanitaires et médiatiques, à l'égard de « méchants » officiels tels
qu'Arafat, Chavez, ou Milosevic, lors même qu'ils tiennent avec égards
Begin, Netanyahu ou Sharon, pour de respectables hommes d'Etat,
méritant incontestablement notre soutien économique, militaire et
diplomatique, est véritablement un prodige d'auto-duperie,
d'inconséquence, de duplicité et de turpitude morale.

Que les exactions comme les fondements mêmes de l'Etat d'Israël
puissent bafouer aussi ouvertement l'intégralité des valeurs des
Lumières, que nous tenons pour le fondement par excellence des
civilisations occidentales, tient littéralement du miracle.

Premièrement, c'est un Etat raciste, idéologiquement et
législativement. Israël est officiellement un Etat juif, 90 % des
terres est exclusivement réservé aux juifs, les Palestiniens se sont
vu interdire tout achat ou leasing de terres annexées par l'Etat
depuis 1948, mais les juifs du monde entier peuvent en toute légalité
émigrer et obtenir, avec la nationalité israélienne, davantage de
privilèges que les indigènes non juifs. Ce type d'idéologie et de
législation était inacceptable lorsqu'il s'agissait de la politique
d'apartheid en Afrique du Sud – rappelons que Reagan n'en était pas
moins « constructivement engagé » auprès de cet Etat que Margaret
Thatcher jugeait, pour sa part, tout à fait acceptable, et que les
opérations « anti-terroristes » sud-africaines étaient coordonnées à
celles du Monde Libre. [cette intégration des services de sécurité et
des "experts," occidentaux incluant l'apartheid sud-africain, se
trouve décrite dans The Terrorism Industry, d'Edward Herman et Gerry
O'Sullivan, (Pantheon: 1990).] Le traitement des juifs par les nazis
en Allemagne, même avant l'organisation des camps de la mort, était
considéré comme monstrueux. Il l'est toujours. De même l'attitude des
autorités soviétiques à l'égard de leur communauté juive, qui entraîna
aux USA l'instauration d'une législation punitive (la loi
Jackson-Vanik, toujours en vigueur). Mais les lois israéliennes,
analogues à celles de Nuremberg, et la construction d'un Etat fondé
sur la discrimination raciale, demeurent tout à fait acceptables aux
yeux des héritiers des Lumières. Le « peuple élu » remplace la « race
des maîtres » et non seulement le principe devient acceptable, mais
Israël devient un modèle de démocratie et « de lumière aux yeux du
monde » (Anthony Lewis). Par voie de conséquence, la création par
Israël d'une catégorie d'humains classés de facto comme citoyens de
seconde classe, devant la loi (et d'une catégorie encore inférieure
dans les territoires occupés), officiellement et politiquement «
undermenschen », est tout aussi acceptable. Un système unique de «
racisme d'exception. »

Deuxièmement, l'Etat d'Israël s'est vu autorisé à tenir pour nulles et
non avenues de nombreuses résolutions du Conseil de Sécurité des
Nations Unies, la Quatrième Convention de Genève pour ce qui est de
son occupation de la Cisjordanie, les décisions de la Cour
Internationale de Justice concernant son mur d'apartheid, et à spolier
purement et simplement les Palestiniens de la majeure partie des
terres et réserves d'eau, à démolir leurs habitations par milliers, à
abattre leurs oliviers par centaines de milliers, à détruire leurs
infrastructures et à construire illégalement en Cisjordanie occupée un
vaste réseau routier moderne, à l'usage exclusif des juifs, créant
simultanément des restrictions considérables aux possibilités de
déplacement des Palestiniens à l'intérieur même de la Cisjordanie.
[Pour une description documentée de ce processus de dépossession, de
violences et d'abus de toutes sortes, cf. Noam Chomsky, The Fateful
Triangle (South End: 1999), Chap. 8; Kathleen Christison, The Wound of
Dispossession (Ocean Tree Book: 2003); Norman Finkelstein, Beyond
Chutzpah (University of California: 2005), Part 2; Michel Warschawski,
Toward An Open Tomb (Monthly Review: 2004); Jeff Halper, "Despair:
Israel's Ultimate Weapon," Center for Policy Analysis on Palestine,
March 28, 2001,
(http://www.thejerusalemfund.org/carryover/pubs/20010328ib.html ); and
Jeff Halper, "The 94 Percent Solution: A Matrix of Control," Middle
East Report, Fall, 2000
(http://www.merip.org/mer/mer216/216_halper.html ).] Cette épuration
ethnique systématique a été conduite par une armée puissamment
entraînée et équipée, marchant sur une population indigène
littéralement sans armes, afin d'en débarrasser le pays pour permettre
l'installation des colons juifs – en violation du Droit International,
ne fut-ce que pour ce qui règle l'attitude d'une puissance occupante.
Un système unique « d'épuration ethnique par exception », de « non
droit d'exception », de « dispense exceptionnelle de se plier aux
décisions du Conseil de Sécurité et de la Cour Internationale. »

Troisièmement, Israël a périodiquement débordé ses frontières pour
porter la guerre chez ses voisins – Egypte, Syrie, et Liban – a mené
des bombardements et des actions terroristes contre ces trois pays
plus la Tunisie puis l'Iraq, et a maintenu des années durant une
milice terroriste au Liban, menant en outre dans ce pays de nombreux
raids terroristes, dans le cadre de sa politique « Poing de Fer »,
infligeant de lourdes pertes aux populations civiles visées. [Noam
Chomsky, Pirates & Emperors (Claremont Research: 1986), chap. 2;
Chomsky, Fateful Triangle, chap. 9.] Bien que l'invasion du Liban, en
1982, ait été déclarée avoir été lancée en réponse à des attaques
terroristes, elle répondait en réalité à une absence d'attaque
terroriste (en dépit de provocations israéliennes délibérées) et à la
crainte de devoir négocier avec les Palestiniens, plutôt que de les
nettoyer ethniquement. [Yehoshua Porath, expert israélien du mouvement
national palestinien, écrivait dans Haaretz, le 25 juin 1982 : "il me
semble que la décision du gouvernement [d'envahir le Liban]… venait
précisément de ce que le cessez-le-feu avait été observé [par les
Palestiniens]. » Pour advantage de détails, cf. Chomsky, Fateful
Triangle, pp. 198-209.] Evidemment, aucune mesure ou sanction ne fut
prise à l'encontre d'Israël pour toutes ces exactions, Israël
bénéficiant d'un « droit d'exception à l'agression, au terrorisme
d'Etat et au soutien au terrorisme », dont il n'a certes pas l'apanage
mais qui découle de son statut d'Etat client et allié privilégié des
Etats-Unis.

Quatrièmement, du fait de son droit à pratiquer l'épuration ethnique
et la terreur en violation des résolutions du Conseil de Sécurité et
du Droit International, ses victimes se voient dénier tout droit de se
défendre. On peut les expulser de leurs terres, détruire leurs maisons
et immeubles, arracher leurs oliviers, les laisser massacrer par
l'armée ou les colons, toute résistance violente de leur part reste un
« attentat terroriste », inadmissible et profondément regrettable.
Plus d'un millier de Palestiniens ont été tués par les Israéliens au
cours de leur première phase de résistance non-violente, la première
Intifada (1987-1992), mais leur résistance pacifique n'a eu aucun
effet sur l'occupation illégale. La communauté internationale n'a pris
aucune mesure pour les défendre réellement, et Israël a pu bénéficier
de l'aval tacite des Etats-Unis pour répondre par la violence à
l'Intifada, jusque à ce que toute résistance soit brisée. La
proportion de victimes palestiniennes et israéliennes fut alors de 25
pour 1, mais étant donné le droit d'exception d'Israël de recourir à
la terreur, seuls les palestiniens furent qualifiés de terroristes.

Cinquièmement, du fait leur dispense de Droit International et de leur
plein droit à pratiquer terreur et nettoyage ethnique, les Israéliens
disposent du privilège d'installer à la tête de leur gouvernement le
responsable d'une série d'attaques terroristes contre des civils et du
massacre, à Sabra et Shatila, d'environ 800 à 3 000 civils
palestiniens. Paradoxalement, la décision du Tribunal Pénal
International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), de considérer qu'une
intention de génocide peut être déduite de toute action visant à
exterminer les membres d'un groupe donné, en un lieu donné, y compris
dans le cas où cette action ne s'inscrit pas dans le projet
d'exterminer partout ailleurs tous les membres de ce même groupe, se
fondait précisément sur une résolution de 1982 de l'Assemblée des
Nations Unies, condamnant officiellement les massacres de Sabra et
Shatila comme « acte de génocide. » [Verdict du 2 août 2001 au procès
de v. Radislav Krstic (IT-98-33-T),
(http://www.un.org/icty/krstic/TrialC1/judgement/index.htm), Section
G, "Genocide"
(http://www.un.org/icty/krstic/TrialC1/judgement/krs-tj010802e-3.htm#IIIG),
approx. pars. 589 - 595, et note 1306, le jugement reposait sur une «
Résolution de l'Assemblée Générale des Nations Unies, de 1982,
statuant que le meurtre d'au moins 800 Palestiniens dans les camps de
réfugiés de Sabra et Shatila cette année là était un `acte de
génocide'. » Résolution de l'Assemblée Générale des Nations Unies
intitulée : " La Situation au Proche Orient " (A/RES/37/123), Section
D, 16 décembre 1982
(http://www.un.org/documents/ga/res/37/a37r123.htm)] Bien évidemment,
si telles dispositions judiciaires n'ont jamais servi qu'à condamner
des Serbes, non seulement elles sont restées lettre morte concernant
Sharon, mais elles n'ont nullement empêché les Occidentaux d'honorer
ce dernier comme un chef de gouvernement parfaitement respectable.

Sixièmement, du fait du droit d'Israël à pratiquer terreur et
nettoyage ethnique, de tels termes ne peuvent en aucun cas s'appliquer
à des actions de cet Etat. Lors qu'ils servirent à caractériser les
opérations serbes au Kosovo, ces termes soulevèrent une vague
d'indignation. Ces opérations s'inscrivaient pourtant dans le cadre
d'une guerre civile (attisée depuis l'étranger) et n'avaient nullement
pour objectif, comme dans le cas d'Israël, de purger un pays entier de
sa population indigène pour la remplacer par un autre groupe ethnique.
Israël fut non seulement exempté d'office de ce type de qualificatifs,
mais se vit en outre accorder le privilège de recourir à des termes
tels que « sécurité » ou « violences. » Quels que puissent être le
niveau d'insécurité ou la violence des agressions auxquels doivent
faire face les Palestiniens, c'est néanmoins à eux de renoncer à la
violence, et l'enjeu du conflit demeure de toute façon la sécurité
d'Israël. Pour les dirigeants occidentaux, la sécurité des
Palestiniens est tout sauf un enjeu car leur sort manque d'intérêts,
et parce que leur insécurité découle de leur incapacité à assumer le
processus d'épuration ethnique et de leur propre résistance à ce
processus.

Ce processus d'épuration ethnique, qui repose sur un terrorisme de
grande envergure, et qui est véritablement l'origine et la cause même
de la réponse terroriste des Palestiniens, est en réalité mis en avant
par les Israéliens (de même que la construction du « mur de sécurité
»), non comme participant d'un programme parfaitement officiel de «
rédemption des terres* » au profit du peuple élu, mais comme une
réponse parfaitement légitime et nécessaire au attaques terroristes
palestiniennes. [Citation d'un politologue israélien, Gerald
Steinberg, dans Chris McGreal, "Worlds apart," Guardian, February 6,
2006: http://www.guardian.co.uk/israel/Story/0,,1703245,00.html%5d Et
personne n'y trouve à redire !
[*« Rédemption des terres » : Element central de l'idéologie et de la
politique coloniale sioniste, cet euphémisme recouvre toutes les
formes possibles d'annexion des « terres bibliques » par l'Etat
d'Israël, qu'on leur conserve ou non le statut officiel de colonie.
Souvent traduit en français par « rachat », le terme hébreux « gueoula
» signifie plus précisément « rédemption. »]

Septièmement, Israël est le seul état du Proche Orient à disposer d'un
arsenal nucléaire. Ont collaboré à la constitution de cet arsenal, non
seulement les Etats-Unis, mais aussi la France et la Norvège. Cette
collaboration a été décidée malgré 39 années d'épuration ethnique, une
violation systématique du Droit International comme d'un nombre record
d'injonctions du Conseil de Sécurité des Nations Unies, et de
l'invasion à répétition, par Israël, de pays frontaliers. Ce monopole
nucléaire régional et le maintien hors de la juridiction de l'Agence
Internationale pour l'Energie Atomique (AIEA) et du Traité de Non
Prolifération Nucléaire découle naturellement des différents
privilèges énumérés plus haut et plus particulièrement de la
protection inconditionnelle de la première des grandes puissances.

Huitièmement, le Monde Libre s'est récemment indigné de l'éventualité
que l'Iran puisse prétendre à se doter, tôt ou tard, d'un armement
nucléaire. On a bien évidemment menacé l'Iran de « changement de
régime », de bombardements et autres attaques israélo-américaines,
mais l'attitude de l'Iran déstabilise ici un régime d'exception où
seul Israël (et son puissant allié) peuvent faire valoir un problème
de sécurité et le droit de se défendre ; les autres, tels les
Palestiniens de Cisjordanie, étant tenus d'assumer leur position
d'infériorité, avec son lot d'insécurité, de nettoyage ethnique, de
politique de murs d'apartheid et autres. Ceux qui n'assument pas,
l'Iran notamment, doivent en assumer les conséquences, telle la menace
d'une attaque et de sanctions pour avoir entrepris des actions
légales, mais possiblement suspectes de viser à l'acquisition d'une
capacité nucléaire de défense, sans l'aval du Monde Libre, tout occupé
à apaiser l'ire des Etats-Unis et de leur premier client
proche-oriental. De sorte qu'Israël dispose du privilège, non
seulement de pouvoir disposer d'un arsenal nucléaire, mais en outre de
pouvoir mobiliser le Monde Libre pour s'en voir garantir le monopole
absolu – d'autant plus assuré de pouvoir poursuivre à sa guise son
nettoyage ethnique.

Neuvièmement, le Monde Libre a aussi manifesté son irritation au sujet
de la victoire du Hamas aux élections palestiniennes du 26 janvier
2006. On proteste assez unanimement que le « processus de paix »
risque d'en pâtir, et George Bush lui-même, affirme n'être pas disposé
à négocier avec des gens qui ont recours à la « violence » ! La
violence est pourtant sa spécialité et celle de son pays, avec trois
agressions majeures au cours des sept dernières années et un programme
de domination ouvertement annoncé, fondé sur une totale suprématie
militaire. Certes la violence des opérations israéliennes en Palestine
dépasse infiniment tout ce à quoi les Palestiniens ont jamais pu
prétendre, mais la partialité éhontée des Occidentaux, reste horrifiée
par les « attentats suicides », non par les « assassinats ciblés »
(qui doute que les mêmes méthodes appliquées par des Palestiniens aux
diplomates israéliens horrifieraient énormément ?). Mais, de même que
le terme de « terrorisme » ne saurait s'appliquer aux actions des
Etats-Unis et d'Israël, celui de « violence » ne peut les concerner
qu'en tant que victimes. Ces pays ne font que « riposter », ne
recourant qu'à contre cœur à la violence et par « autodéfense »,
assurant seulement leur « sécurité », avec les meilleures intentions
et dans un but humanitaire. Et les Occidentaux gobent ça sans problème !

La popularité du Hamas tient en grande partie à ce que le Fatah et ses
dirigeants n'ont pu enrayer ni le processus de nettoyage ethnique, ni
la constante dégradation des conditions de vie en Palestine. En
refusant systématiquement de les considérer comme des interlocuteurs
valables, Israël condamnait sciemment leur législature à l'échec. Le
Hamas, pour sa part, fut en réalité financé par Israël, il y a des
années, dans le but de diviser les Palestiniens et de saper la trop
grande influence du Fatah. Cet objectif atteint, dès lors que c'est un
groupe islamiste qui a désormais pris le pouvoir, chacun aura les
meilleures raisons du monde de repousser toute issue négociée avec des
Palestiniens qui se sont prononcés en faveur d'un parti qui n'exclut
pas la violence, comme Sharon et Bush ! Pour les occidentaux il ne
serait pas raisonnable que le Hamas refuse de déposer les armes et
s'accroche au droit de défendre son peuple contre une occupation et
une épuration ethnique acharnée, attendu qu'un seul des deux
belligérants à droit à l'autodéfense et à assurer sa « sécurité ». A
ce degré de refoulement des « instincts moraux », le droit à la
résistance est évidemment exclu.

Le « processus de paix » est un parfait Orwellisme, que j'avais décrit
il y a de nombreuses années dans mon Doublespeak Dictionary
[Dictionnaire du Double Langage] comme « toute action menée ou
soutenue par le gouvernement U.S. dans une zone de conflit, à un
moment donné. Ceci n'implique aucun impératif, à court ou à long
terme, de mettre un terme au conflit ou aux opérations de
pacifications. » De sorte que le « processus de paix »
israélo-palestinien, constamment avalisé ou activement soutenu par le
gouvernement américain, s'est singularisé par une intensification du
nettoyage ethnique, la destruction des infrastructures palestiniennes,
l'installation de quelque 450 000 colons en Cisjordanie, l'érection
d'un mur d'apartheid et l'annexion de la majeure partie de Jérusalem
Est – en d'autres termes, l'instauration par le terrorisme d'Etat,
d'un telle masse de « faits accomplis » que toute idée d'un Etat
palestinien viable en devient littéralement impensable. Or pour les
organes de propagande du Monde Libre, un authentique « processus de
paix » était bel et bien en cours et c'est dorénavant l'élection du
Hamas qui risque de le faire échouer ! [cf. "Washington's Peace
Process," ch. 10, dans : N. Chomsky, The Fateful Triangle.]


Comment Expliquer un Tel Degré d'Abominations d'Hypocrisie ?

Tout cela découle au départ de l'ambition des dirigeants israéliens de
créer un lebensraum pour le peuple élu. Les Palestiniens étaient en
travers du chemin, il fallait s'en débarrasser. Pour ce faire, les
Israéliens ont bénéficié de l'indispensable soutien diplomatique et
militaire des Etats-Unis. Ce mécanisme s'est ensuite auto-alimenté. De
sorte que, le durcissement de la résistance des Palestiniens, malgré
leur vulnérabilité et leur relative faiblesse, ne pouvait qu'exacerber
le caractère fondamentalement raciste du projet d'épuration ethnique
qui, année après année, ne cessa de gagner en brutalité ; une
situation que ne pouvait qu'aggraver la nomination à la tête du
gouvernement d'un criminel de guerre notoire. Dans ce projet, la
collaboration et la protection des Etats-Unis demeuraient cruciales,
car elles oblitéraient toute velléité de réponse internationale
effective à des politiques aussi ouvertement contraires au Droit qu'à
la simple moralité, et qui, mises en œuvre par quelque état non aligné
entraîneraient inévitablement bombardements et procès pour crimes de
guerre. [Le 22 mai 1999, Slobodan Milosevic était reconnu coupable
devant un Tribunal Yougoslave, de responsabilité de commandement dans
la mort de 344 Albanais du Kosovo. La plupart d'entre eux avaient été
tués peu après le début d'un bombardement de l'OTAN, le 24 mars 1999;
Sharon, pour sa part, fut reconnu coupable, y compris par une
commission israélienne, d'avoir ordonné les massacres de Sabra et
Shatila, au cours duquel furent massacrés [à l'intérieur de deux camps
de réfugiés] deux fois plus de Palestiniens, majoritairement des
femmes et des enfants. Pour autant, comme nous le soulignons dans le
texte, Sharon bénéficia d'un type d'évaluation et de traitement pour
le poins différent.]

Le rôle des Etats-Unis et l'inhibition de tout « instinct moral » aux
Etats-Unis même, découlent en partie de considérations géopolitiques
et de la position d'Israël comme mandataire et point d'ancrage des
politiques U.S. dans la région, mais aussi de la capacité du lobby
pro-israélien, de sa base et de ses supporters au sein de la droite
chrétienne, à obtenir des médias et de la classe politique, un soutien
ouvert ou tacite au processus d'épuration ethnique. La stratégie du
lobby inclut l'exploitation agressive de la culpabilisation, avec les
références à l'holocauste, l'assimilation de toute critique de
l'épuration ethnique israélienne à de « l'anti-sémitisme », et le
recours pur et simple à l'intimidation pour étouffer toute approche
critique ou débat de fond [Cf. Joan Wallach Scott, "Middle East
Studies Under Siege," The Link, January-March 2006.] – réactions qui
s'intensifient proportionnellement aux exactions perpétrées dans le
cadre du processus d'épuration ethnique.

Les attentats de New York et la « guerre contre le terrorisme » ont
largement favorisé ces mécanismes, en justifiant une diabolisation des
Arabes et en présentant les politiques israéliennes comme participant
de cette supposée guerre. Le lobby et ses représentants au sein de
l'administration Bush, comptaient parmi les plus fervents supporters
de l'invasion de l'Iraq, et combattent aujourd'hui énergiquement en
faveur d'une guerre contre l'Iran – ce lobby est en réalité le seul
secteur de la société [américaine] à réclamer une confrontation avec
l'Iran, et prépare actuellement une vaste campagne de pression sur
Bush et le Congrès pour obtenir des Etats-Unis le déclenchement des
hostilités. La guerre contre l'Iraq s'est avérée un excellent paravent
pour une intensification du nettoyage ethnique de la Palestine, et un
nouveau conflit, quels qu'en soient les risques, pourrait justifier
une nouvelle phase de nettoyage intensif, voire l'éventuelle
déportation (« transfert ») d'une population qui constitue toujours un
« risque démographique. »

L'attitude de la « communauté internationale » à l'égard de ce
programme d'épuration ethnique est véritablement une honte. Après
leurs appels véhéments à la guerre et à la justice face aux « méchants
» désignés en ex-Yougoslavie, où les Etats-Unis se plaisaient à
combattre, sélectivement, le nettoyage ethnique, l'Union Européenne,
le Japon, Kofi Annan, la plupart des ONG et des pays arabes, toute
honte bue et leur « instinct moral » platement refoulé, s'écrasaient
lamentablement devant le soutien inconditionnel des USA à Israël, la
puissance économique d'Israël et de sa diaspora, l'exploitation de la
culpabilisation liée à l'Holocauste, et en Europe, un vieux parti pris
raciste aux relents de nostalgies coloniale, exacerbé par une
propagande massive qui, sous l'image omniprésente des « attentats
suicides », occulte la totale illégalité des assassinats ciblés, des
violences quotidiennes et de l'occupation.

La négation de l'Holocauste est incontestablement répréhensible, mais
dans le contexte politique actuel elle ne concerne qu'une infime
fraction de nos populations et n'est d'aucun impact réel, sinon
précisément pour faire diversion lorsque sont dénoncés ceux qui
s'enferrent dans la « négation d'épuration ethnique », une tendance
particulièrement répandue parmi nos élites occidentales – dès qu'il
s'agit d'Israël – et lourde de conséquences.


Conclusions

La Palestine est une zone de non droit par excellence, dont la
population – littéralement sans défense – a été dupée, humiliée,
réduite à la mendicité, et méthodiquement expulsée de force au profit
de colons protégés par une colossale machine militaire, tour à tour
armée et défendue par les Etats-Unis, avec le soutien et l'aval
tacite, voire ouvert, de tout le reste du Monde Libre. La grande
question pour ledit Monde Libre est désormais : « Le Hamas saura-t-il
se tenir et accepter le nettoyage ethnique (toujours activement mené)
et, au mieux, un éventuel statut de bantoustan, ou va-t-il menacer de
résister encore et de poursuivre les actions « terroristes » ? Face à
cette question cruciale, pouvoir et racisme ont littéralement
neutralisé « l'instinct moral » des occidentaux.

Si cette question est cruciale, c'est notamment parce que plusieurs
millions de Palestiniens intégralement dépossédés, se trouvent pris
dans une tragique spirale de violence face à laquelle la communauté
internationale et les Etats-Unis n'ont qu'à dire « Stop ! », à
suspendre leur aide et à menacer de sanctions pour qu'elle s'arrête
net. Mais pour le Monde Libre, la cause du conflit n'est ni
l'occupation, ni le nettoyage ethnique, mais bien la résistance à ces
abus. Abjecte et stupide, cette perspective n'est en réalité qu'une
piètre rationalisation du soutien raciste et opportuniste à un
authentique projet de nettoyage ethnique.

La situation en Palestine est en outre cruciale pour des millions
d'Arabes dans le monde, pour plus d'un milliard de musulmans, et pour
des milliards d'autres habitants de la planète, qui voient dans
l'attitude des occidentaux à l'égard des Palestiniens, le reflet de
l'attitude raciste et colonialiste qu'ils affichent à l'égard des
Arabes, des musulmans, et plus généralement de l'ensemble des
populations du Tiers Monde. C'est un terreau prodigieusement fertile
de terrorisme anti-occidental, mais plus fondamentalement de profonde
colère, de haine et de défiance à l'égard des occidentaux et de ce qui
les motive. Un cancer qui n'augure rien de bon pour la santé de
l'humanité à venir.